• Bien Avant

      ‘Bien avant ce goût de déjà vu

    Je savais déjà qu’on y resterait’

    -Benjamin Biolay

     

     

     

     

     

    Il faudra bien qu’un jour j’arrive à rejouer de cette foutue guitare. Je passe devant tous les jours. J’hésite, je recule, je remets à plus tard… Tous les jours depuis cinq ans. On verra bien ce soir. Rien ne dure éternellement… En attendant le boulot m’appelle. Chaque fois que je rentre dans cet hôpital j’ai la même sensation d’ennui, une irrépressible envie de fuir. Et puis les dossiers arrivent sur mon bureau et là…. Sauver des vies. Parce que tous les cœurs du monde méritent de battre, parce qu’on ne laisse pas mourir les gens contre leur volonté. Parce que rien n’est plus important que de vivre. Premier point positif de la journée, Adam m’attend devant l’ascenseur avec un café.

     « Alors, quoi de neuf aujourd’hui ? »  Un café et une question conne. Sacré Adam. Sûrement le balai qu’il garde au chaud dans son cul. Trois divorces, et toujours puceau dans sa tête. Y’a pas grand-chose qui…

    « Jeunet ! » Et maintenant Perry… Héléna Jeanne Mathilde Perry, glamour jusque dans ses prénoms.  Je me la taperais bien mais j’aurais trop peur qu’elle s’attache, je la sens plutôt du genre collante…

    « Vous comptez m’éviter encore longtemps ? Je vous rappelle que vous avez trois mois de rapports en retard. »

    Ooh, elle a l’air furax… J’aime bien quand elle est en colère, elle a les seins qui pointent.

    « Vous m’entendez ?!  Je veux ces rapports avant la fin de la semaine. Compris ? 

     - Chef, oui, chef ! » Ce genre de truc l’exaspère. Elle file dans son bureau, la récré a sonné. Vivement la fin de la journée.

    « Docteur Jeunet ? Je peux vous parler s’il vous plaît ? 

    - Qu’est-ce qui vous arrive aujourd’hui, Madame Cordel ? » Trois visites inutiles en un mois, cette femme va battre des records.

    « C’est mon fils, il a encore toussé ce matin et…

    - S’il s’agit de votre fils, pourquoi n’est-il pas là ? Je sais que je suis doué, mais ausculter à distance…

    - Oui, je comprends, mais il n’arrête pas de me dire que c’est rien, il ne veut pas voir de médecin, je suis très inquiète…

    - Ecoutez, madame Cordel, on va mettre les choses au clair définitivement : les êtres vivants respirent, toussent, éternuent, pleurent, font même caca. C’est la vie. Ce n’est pas pour ça qu’ils sont malades. Votre fils a toussé ce matin, bien, ça veut donc dire qu’il est en vie. Arrêtez de vous inquiéter, rentrez chez vous, je vous jure que ça fera du bien au trou de la sécu. »

                L’être humain a considérablement baissé dans mon estime depuis que je suis toubib. Quatre-vingt pour cent des gens sont des abrutis finis. Pas de lutte de classes, de différences sociales, de choc des cultures, de conflit de générations… Juste un gros panier plein d’abrutis. Je fais ce triste constat depuis quinze ans, et je continue pourtant de les soigner. Quelle patience… Les consultations sont bien moins drôles que les cas médicaux, évidemment. Le revers de la médaille. J’essaie de les éviter un maximum, mais Perry est toujours sur mon dos. Je dois redoubler d’imagination pour trouver des planques. Une fois j’ai même atterrit dans un tiroir à la morgue. Un peu froid, mais tranquille. Une bonne couverture et mon lecteur mp3, je suis resté peinard  un moment… Jusqu’à ce qu’un étudiant ameute tout l’hôpital, croyant au miracle de la résurrection. Perry m’a passé un sacré savon, genre maîtresse d’école, elle s’imaginait sans doute que j’avais encore peur de la fessée. C’est à elle que j’en mettrais bien une…

     

                « T’as cinq minutes ? » Adam vient à point me tirer d’un après-midi mortellement ennuyeux.

    - J’ai toujours du temps pour toi.

    - Tu parles, tu fais surtout ton possible pour éviter les patients… Héléna est furieuse.

    - Héléna ? Tu l’appelles par son prénom maintenant ?

    - Ben quoi, c’est pas nouveau, je…

    - Si, si, si ! Vous vous voyez en dehors, c’est ça ?

    - On a bu un verre avant-hier. »

    Alors c’est ça. Elle passe à l’attaque. Pauvre Adam, dire qu’il croit qu’elle s’intéresse à lui. Je sais pas ce qui est le plus sadique : lui dire ou pas.

    « De quoi avez-vous parlé ?

    - Oh, de tout et de rien… De toi, aussi. Elle en a marre, tu sais. Un jour elle va te virer.

    - C’est ce qu’elle t’a dit ?

    - Ben… A mots couverts, plus ou moins. Tu devrais faire gaffe.

    - Elle peut pas me virer. Je sauve trop de gens, elle a trop de cœur. T’imagines comme elle culpabiliserait…

    - Ecoute, je vais essayer de calmer le jeu, on dîne ensemble demain. Je verrai ce que je peux faire… » Adam le tombeur. Tu parles. Je vais bien me marrer, je sens.

    « Bon, moi j’y vais, j’en ai assez pour aujourd’hui… Tu passes prendre un verre à la maison ?

    - Ouais, si tu veux… Hé, mais tu pars à cette heure-ci ?! C’est pas comme ça que les choses vont s’arranger avec Perry, tu sais !

    - Rien à foutre ! Au fait : ramène des bières, j’ai plus rien à boire. »

    Il a râlé, évidemment. Mais il est venu, avec bières et pizzas, les bases de l’amitié masculine.

     

    Rien à faire, un bon canapé c’est un bon canapé. Adam vient de partir et après les bières qu’on s’est enfilées j’ai du mal à en sortir. Si je pouvais attraper la télécommande de la télé ce serait le bonheur… Mais j’ai pas le bras assez long. Je me lève et passe devant elle. Elle me parle ou quoi ? Elle couine. Je suis sûr qu’elle couine. Elle couine et ça me vrille le cerveau. Faut que j’arrête ça.

    Elle a pas changé, cette garce. Cinq ans et elle a pas changé. Juste un peu désaccordée. Voyons ça… Le clac de l’ampli qui s’allume, je touche deux cordes et elle revient. Ses constantes sont reparties. Sonne, ma belle.

    Toc toc toc ! « Jeunet ! » Merde, pas jusque chez moi quand même !

    « Jeunet ! Vous arrêtez ou j’appelle les flics ! » J’ouvre la porte et tombe nez à nez avec celle qui se présente comme ma voisine de palier. Je suis obligé de la croire sur parole, je ne croise jamais mes voisins. Question de principe.

    « Ecoutez, il est onze heures du soir, c’est pas correct. Y’a des gens qui dorment.

    - Le dimanche matin aussi, y’a des gens qui dorment. Ça n’empêche pas le connard d’à côté de tondre sa pelouse tous les week-ends. Chacun voit midi à sa porte. » Joli cul, petits seins, chieuse. Tout ce que j’aime.

    « Bon, baissez le son ou mettez un casque, alors. Pensez aux autres.

    - On fait un deal : je branche mon casque, et vous ne venez plus jamais sonner chez moi.

    - Ecoutez, je…

    - Fin de la discussion. » La porte claque sur son petit nez. Je retrouve mon canapé et le silence. J’ai peur qu’elle ait coupé mon bel élan. On verra demain, j’ai mal au cœur là. Je ne suis peut-être pas prêt.

     

    *

     

                « Tu as quoi ?! » Il est au bord de la syncope. J’ai moi-même du mal à croire ce que je suis en train de lui dire.

    « J’ai repris ma guitare.

    - Et bien, je… Mais… Ouahouh. Et tu te sens comment ?

    - J’ai été interrompu par une petite conne prétentieuse, défendant la dormeuse et l’orphelin…

    - Je comprends rien, de quoi tu parle ? 

    - Ma voisine de palier m’a gentiment rappelé qu’il était onze heures du soir, et je me suis arrêté. J’ai pas bien dormi mais je sens que je vais rejouer ce soir. On en reparle demain ? » Je m’éloigne rapidement avant qu’il ne continue ses questions. Je voulais juste lâcher l’info, pas en disserter pendant trois heures. Tiens, Perry n’est pas dans son bureau. En retard ? Non, elle doit…

    « C’est à cette heure-ci que vous arrivez ? » …être derrière moi.

    « J’ai mal dormi. Ca ne vous arrive jamais ?

    - J’espère que c’est à cause de moi.

    - Vous surestimez vos seins. En revanche, vos fesses…

    - Mes rapports, Jeunet. Ne prenez pas vos désirs pour la réalité.

    - Rapports, désirs, heu… Dois-je lire entre les lignes ?

    - Oh, vous m’agacez. Il vous reste trois jours. »

    Bim, bam, bim, bam. Ses hanches. On dirait un morceau de jazz. Faut que je trouve une solution pour ces rapports, hors de question que je me tape le boulot. Je crois que j’ai la personne idéale dans le bureau d’à côté…

    « Charlotte, je peux vous faire un compliment ?

    - Qu’est-ce que vous voulez ? 

    - Hé, vous êtes sur vos gardes…

    - Je vous connais. Alors c’est donnant-donnant. Ca tombe bien, moi aussi j’ai quelque chose à vous demander…»

    Et voilà. Une petite journée de congé contre trois mois de rapports en retard. La fin justifie les moyens, n’est-ce pas. Par contre impossible de négocier moins de consultations, Perry, elle, n’est pas corruptible.  Aujourd’hui j’en ai pour la matinée, va falloir faire avec…

     

                La cafétéria de l’hôpital est un endroit, comment dire… Curieux. J’évite le plus souvent de m’y rendre, mais Adam semble avoir développé un goût particulier pour la bouffe insipide.

    « Alors, prêt pour le grand soir ?

    - Oh, arrête, c’est juste un dîner…

    - Qui se finirait dans ton lit si tu savais t’y prendre…

    - Un dîner entre collègues ! Qu’est-ce que tu peux être tordu !

    - Un dîner entre un homme et une femme ! C’est le monde qui est tordu, pas moi.

    - Pour toi aussi, c’est le grand soir. Un homme et sa guitare. Je suis sûr que tu trembles comme un ado à son premier rencard !

    - Je t’en prie, n’essaie pas d’être sarcastique, tu n’as pas mon talent. Promis, demain on se dit tout de nos ébats nocturnes. Bon appétit. »

    Dans trois jours elle le largue. Il va être déçu. Je vais peut-être lui dire, finalement. J’ai pas envie qu’il vienne squatter mon appart toute une nuit, se posant mille questions inutiles. Il fait toujours ça quand une femme lui échappe. Ca m’horripile. Quoi qu’en fait il ne doit pas vraiment vouloir se la faire. Il  est sûrement flatté que la patronne s’intéresse à lui, mais c’est pas son genre de femme. Trop patronne, justement… Il les préfère vulnérables, un brin de compassion et hop, l’affaire est dans le sac. Un peu comme les abrutis qui défilent devant moi. Une phrase qui rassure, une ordonnance, et c’est réglé. Il faut tenir la cadence, faire semblant de les écouter, de les comprendre. Avoir l’air concerné, qu’ils pensent être le centre du monde alors que leurs bobos sont les plus insignifiants de la terre… Et attendre qu’on m’appelle pour le cas à traiter en priorité, le patient à sauver… Alors j’attends que ça passe, je bois du café et je scrute l’horloge dans l’espoir que les heures vont défiler plus vite que d’habitude, aujourd’hui peut-être ou alors demain. Et puis la salle d’attente finit toujours par se vider, le soleil par se coucher, et moi par rentrer chez moi. Retrouver mon whisky et le silence.

               

                Le silence, enfin presque. C’est quoi ce boucan… Putain, si c’est la voisine je lui fais sa fête. Pour une fois que je m’endors devant la télé. Ouh, ça gueule. Je vois pas bien se qui se passe… Mais c’est bien elle, la petite garce. Allez, premier tir avant sommation…

    « Hé, c’est pas un peu l’hôpital qui se fout de la charité ? Ou l’inverse, en l’occurrence ?  La prochaine fois que je vous chope…

    - S’il vous plaît… » Voix faible. Respiration saccadée. Merde. Elle est blessée. 

    « Je suis désolé, je croyais que… Faites-moi voir ça. 

    - J’ai mal…

    - C’est rien, juste une petite entaille. C’est superficiel. On vous a agressée ?

    - Je crois, je sais pas… J’ai rien vu… Oui, il m’a mis son couteau sur la gorge et… Mon sac !

    - Il est là. Je crois que j’ai fait peur à votre agresseur en ouvrant la porte.

    - Merci, vous m’avez sans doute sauvé la vie…

    - Ne me remerciez pas, je sortais pour vous engueuler. Il faut désinfecter. Venez, j’ai ce qu’il faut chez moi. »

    La barbe. Manquait plus que ça. Un pansement et au lit, la miss. Pourvu qu’elle ne veuille pas faire la conversation.

    « Vous voulez boire quelque chose ?

    - Non, merci. Je vais rentrer. Je ne veux pas vous déranger.

    - Je ne vais pas vous mentir et vous proposer de rester, en effet ça m’emmerderait. Mais s’il y a le moindre problème, on se connaît maintenant. N’hésitez pas.

    - Bonne nuit… » Pas si petits, ses seins. Elle cache bien son jeu.

               

                Toc toc toc. On frappe timidement à ma porte. Je sais que c’est elle. Elle doit manquer de coton, de pansements ou je ne sais quoi et pense ne pas me déranger vu les circonstances.

    Toc toc toc. Je pourrais faire croire que je dors. Je suis trop bon parfois…

    « Oui ?

    - Je suis désolée, je…

    - Qu’est-ce qu’il y a ?

    - Je… J’ai peur. Je veux pas rester seule.

    - Et vous pensez que…

    - S’il vous plaît. »

    Pffffff. Et merde. Les yeux de cocker malade. Les cheveux, les lèvres qui tremblent, elle a l’air petit. Bien moins grande gueule que la dernière fois. Sa détresse m’empêche de lui envoyer une pique et je la laisse entrer.

    « Bon, il est tard et vous avez besoin de dormir. Ma chambre est par là, je prendrai le canapé. Faites comme chez vous. Tant que vous restez discrète demain matin ça me va. Si vous partez après moi claquez simplement la porte. »

    Elle part se coucher sans rien dire. Décidément cette fille m’intrigue. Je me cale sur le canapé et branche le casque pour m’écouter un disque, j’attrape au hasard l’album de Duffy. Je ne suis pas très porté sur les blondes en général, mais là je sens que je vais faire de beaux rêves. 

     

                Je sursaute et ouvre grand les yeux au beau milieu de Stepping Stone. Elle vient de se blottir contre moi. Je ne sais pas quoi faire, je suis paralysé. On dirait un chaton ou Bambi qui cherche sa mère, rien à voir avec celles que j’ai l’habitude de payer. Drôle de sensation. Elle m’embrasse le torse, caresse mon ventre, je bande déjà... Elle défait mon pantalon et avant que je n’aie le temps de réagir, elle s’assoit sur moi et me prend. Comme ça. Toute seule. Elle se caresse, ne me calcule pas une seconde. Je sens l’orgasme qui monte en elle rapidement, elle ferme les yeux et respire de plus en plus vite. Soudain elle se penche vers moi et me lâche un « Je t’aime » au moment où elle jouit. Elle gémit encore quand je sors de ma torpeur et me retourne sur elle brutalement. Non, pas à moi… C’est pas une petite garce qui va me baiser ! Je me sens un peu humilié, en même temps c’est tellement bon… Son égoïsme m’a excité. Je la prends à mon tour, un peu violement, je sens que moi aussi je vais jouir vite…

    Un coup de poing dans le ventre. Voilà ce que j’ai ressenti en éjaculant. Je n’avais jamais éprouvé ça auparavant. Je crois que j’ai crié. Je roule sur le côté, elle ne dit rien. Je lui en veux. Je fais tout pour éviter les gens, les histoires compliquées, les histoires tout court, et une minette sortie de nulle part se permet de se servir de ma queue. Et de me faire mal.

    « Tu veux un truc à boire ? » Mon ton est involontairement sec, mais tant mieux.

    « Un jus de fruits, oui. S’il te plaît. »

    Je vais à la cuisine et réfléchis à toute allure à une solution, il faut que je me débarrasse d’elle. J’attrape un tube de Mépronizine® oublié sur la table et retourne lui donner son verre, ça ne devrait pas être long. Je la laisse un moment, je vais à la salle de bain me passer de l’eau sur le visage et quand je reviens au salon elle est déjà dans les vapes. Je la cale sur mon épaule et la porte chez elle, en douceur. J’ai pas trop chargé la dose, faudrait pas qu’elle se réveille. Adam va me tuer si je l’appelle à cette heure-ci…

                « Tu sais que tu es complètement dingue ?! Que tu te tapes ta voisine passe encore, ça te change des call-girls. Mais putain, sans protection ! Tu ne sais même pas d’où elle sort cette fille ! Et, entre nous, vu sa façon d’agir, il y a largement de quoi se méfier.

    - Mmm…

    - Bon, enfin, tu es majeur et vacciné, mais tu sais ce que je pense de tout ça…

    - Ca m’a fait mal.

    - Hein ?

    - Quand j’ai jouit. Ca m’a fait mal.

    - Tu… Tu veux dire… A la…

    - Au ventre. Je sais pas pourquoi. Pas une douleur très forte, tu vois, un peu comme un coup de poing. Ca m’a coupé les jambes. Ah ! Elle m’a dit je t’aime, aussi.

    - Dans quoi tu t’es foutu… J’ai du mal à comprendre. Elle ne te connait pas et elle te dit qu’elle t’aime ? Elle est vraiment pas nette…

    - Je pense que c’est sorti comme ça. Je ne suis pas sûr que le simple fait de me faire l’amour déclenche de tels sentiments. Sinon toutes les putes de la ville voudraient m’épouser…

    - Les putes ne te font pas ‘l’amour’, Frank. Tu ne ‘jouis’ pas non plus, tu ‘gicles’. En tout cas c’est le terme que tu emploies quand t’es bourré et que tu m’impose le récit de tes meilleurs coups. Qu’est-ce qui t’arrive ?

    - Joue pas sur la sémantique, c’est juste des mots tout ça…

    - Tu ne choisis jamais tes mots à la légère.

    - Ben je les ai pas choisis, là.

    - Justement.

    - Lapsus, c’est tout…

    - Révélateurs, alors ! Elle te plaît, reconnais-le.

    - Elle m’intrigue.

    - C’est bien ce que je dis.

    - La douleur aussi m’intrigue. Je sais pas pourquoi j’ai ressenti ça.

    - Adrénaline ? Tu sais, la fameuse boule au ventre… Je ne vois pas d’autre explication.

    - Ouais… Peut-être… En tout cas j’ai pas intérêt à la croiser, elle doit être sacrément furax… Et toi, ton rencard ?

    - C’était pas un rencard !

    - En tout cas ce sera le dernier.

    - Pourquoi ?

    - Elle a tenté une approche pour m’atteindre. T’es pas con à ce point-là quand même ? Dès qu’elle aura mes rapports elle n’aura plus besoin de toi.

    - T’es parano, ma parole. Elle a eu l’air de beaucoup apprécier ce dîner, on a beaucoup rit, c’était…

    - Tu crois vraiment qu’une femme toujours célibataire à quarante ans va choisir un type trois fois divorcé ?! Ou alors il faut qu’elle soit vraiment désespérée, elle sait très bien que c’est voué à l’échec… Ne te fais pas d’illusions.

    - Je pense que tu as tort.

    - Ok. Invite-la à sortir samedi. Son ultimatum tombe vendredi, on verra bien ce qu’elle te dira. »

     

     

    *

     

     

                Le lendemain soir elle m’attend devant ma porte. Elle me fusille du regard quand j’arrive à sa hauteur, je sens que la suite ne va pas me plaire.

    « Tu n’as pas honte ?

    - Jamais, non.

    - Si tu ne voulais pas que je reste, il suffisait de me le dire. Tu n’avais vraiment pas besoin d’employer de telles méthodes.

    - S’il te plaît, tu venais de me faire ton numéro de chien battu, là ! Tu croyais quoi ? » Elle m’emmerde, putain, dans quoi je suis allé me foutre…

    « J’étais mal ! J’avais peur, j’avais besoin de réconfort !

    - Te casse pas une jambe alors, j’aurais trop peur que tu m’épouses !

    - Ecoute, si c’est ce que j’ai dit je m’excuse. J’étais vulnérable, je n’étais plus moi-même. » Vulnérable, tu parles. Ca ne l’a pas empêchée de quasi me violer.

    « Bon, ok, n’en parlons  plus. Chacun rentre chez soi et on oublie cet incident. La vie reprend son cours. »

    Je referme la porte avant qu’elle n’ait le temps de répondre. J’ai eu une journée plutôt difficile, alors si elle pouvait éviter de me faire chier, j’en apprécierais que mieux mon verre de scotch.

    Verre qui s’est vite transformé en demi-douzaine, d’ailleurs, je me suis réveillé le lendemain matin tout habillé sur le canapé. A peine le temps de prendre une douche et de filer à l’hôpital. 

    « Bonjour, Frank. » Où la mante religieuse m’attendait au détour d’un couloir…

    « Bonjour, Perry. Qu’est-ce que vous voulez?

    - Je tenais à vous remercier pour les rapports. Je sais comment vous avez fait, mais ils sont là et c’est l’essentiel.

    - Vous cautionnez mes méthodes, maintenant ?!

    - Disons que je ne veux pas me battre… Essayez de faire votre boulot administratif au fur et à mesure. Vous verrez, c’est beaucoup moins emmerdant que tout en une fois.

    - Bof, je pourrais pas comparer de toute façon.

    - Vous savez, au fond je vous aime bien. Si seulement vous étiez moins…

    - Grossier ?

    - Malheureux.

    - Oh, je vois. Parce que vous vous êtes heureuse… »

    Je la plante là bouche bée. Elle m’a encore donné du ‘Frank’, elle est en train de me préparer un truc je sens.

    « Tu crois pas que pousses un peu, non ? C’était pas la peine de la piquer là où ça fait mal …

    - Je m’en fous, si tu savais... C’est dingue ça, je peux pas faire un pas dans cet hôpital sans tomber sur toi ou Perry. Vous m’espionnez ou quoi ?

    - Tu en es où avec ton patient ?

    - Je piétine. Il multiplie les symptômes sans qu’on ne puisse établir aucun diagnostic. A part une tumeur cérébrale, mais comme on a rien trouvé… En l’état actuel des choses je ne lui donne pas trois jours.

    - Je peux peut-être lui faire repasser une IRM, on a pu avoir manqué quelque chose la dernière fois ?

    - Vois ça avec Charlotte, moi je vais faire un tour. »

    Le vent frais me videra peut-être la tête… Je n’arrête pas de penser à elle. J’en ai même du mal à me concentrer sur mon patient. Ca m’emmerde.

     L’avantage quand un cas médical arrive jusqu’à moi, c’est que je suis dispensé de consultations tant qu’il n’est pas résolu. Ceci afin que je puisse me consacrer entièrement à cette vie  à sauver. Le problème c’est qu’il faut avancer vite, et plus vite on sauve le patient plus vite je retrouve le défilé des petits bobos…  Aujourd’hui je suis plutôt tranquille, l’IRM n’est pas libre avant demain matin. J’enchaîne les clopes et les cafés, j’envoie chier Adam qui me relance sur ma manière de faire avec Perry et je rentre enfin, c’est pas trop tôt.

     

                J’ouvre la porte de mon appartement, allume la lumière et sursaute : elle est là, assise sur mon canapé. Comment est-elle entrée ? Elle se lève et s’approche de moi, me vole un baiser bouillant. Cette fois elle ne m’aura pas, hors de question. On part s’écraser sur mon matelas, je reste plaqué sur elle et l’empêche de bouger. Je suis électrisé, j’essaie de penser à Carla, la dernière fille que j’ai payée. Mais je ne vois qu’elle, je réalise que je ne connais même pas son prénom, je renifle ses cheveux, je l’entends gémir... Cette fois c’est plus long à venir, je maîtrise mieux, je retrouve mes habitudes. Jusqu’au coup de poing. Encore. Ce coup de poing dans le ventre qui en même temps me cogne le cerveau. Je reprends mes esprits pour voir qu’elle est déjà partie : ça, ça me plaît.

     

     

    *

     

     

                « L’IRM a enfin parlé. 

    - Et ?

    - Elle est minuscule, mais c’est bien une tumeur. Je l’envoie au bloc, on devrait pouvoir lui retirer sans problème.

    - Bien. Comment ça va ?

    - Il est soulagé qu’on ait trouvé, mais…

    - Pas le patient. Vous, Charlotte.

    - Pourquoi vous me demandez ça ?

    - Votre jour de congé. Vous ne m’aviez jamais demandé ça en urgence. J’en déduis qu’il y a quelque chose de grave, d’autant que depuis vous avez souvent les yeux gonflés. Qu’est-ce qui se passe ?

    - Rien d’assez intéressant pour vous, Frank. 

    - Cela devient intéressant quand ça perturbe mon service.

    - Je vous tiendrai au courant à ce moment-là, alors. Bonne journée. »

    Elle est chiante. Je vais devoir enquêter, ça va être deux fois plus long.

    « Adam ?

    - T’es trop fatigué pour te déplacer ? Mon bureau est juste en face, tu abuses…

    - Je ne veux pas qu’on sache que je te parle, le téléphone reste donc plus discret. Qu’est-ce qui se passe avec Charlotte ?

    - Je ne sors pas avec elle, si c’est ce que tu veux savoir. Ni avec Héléna, d’ailleurs. Tu avais raison…

    - Ahah ! J’en étais sûr ! C’est pour ça que tu m’évite… Tu avais peur que je me foute de ta gueule !

    - Si je t’évitais je ne te l’aurais pas dit, idiot ! En plus elle ne me plait pas plus que ça. J’étais occupé, c’est tout…

    - Ca a à voir avec Charlotte ?

    - Non, je…

    - Ca a à voir. Dis-moi ce qui se passe.

    - Rien qui te regarde, Frank. Arrête un peu de tout vouloir contrôler. C’est sa vie privée, tu n’as aucun droit.

    - Sauf si ça a une incidence sur son boulot, bordel ! Elle ne peut pas s’absenter quand ça lui chante, ni consoler les familles des patients avec sa gueule de déterrée ! J’ai besoin de savoir pour la gérer dans mon boulot.

    - Bon, je lui parlerai. J’essaierai de la convaincre, c’est à elle de te le dire, pas à moi.

    - Ok.

    - Tu attends qu’elle vienne, hein ? Tu la laisse tranquille.

    - Ca marche…

    - Merci.

    - Trois jours. Après je m’en mêle.

    - Fr… » Clic. Je repose le combiné et me ressers un café. Je me demande si elle sera là ce soir. On s’est revu depuis la dernière fois. En fait on se voit juste pour baiser, elle ne reste pas et ça me va bien. Je ne me pose pas trop de questions. Sauf pour le coup de poing. Je m’y suis habitué mais je n’ai toujours pas d’explication. C’est sûrement psychique, Adam serait ravi d’entendre ça, il me renverrait sa théorie de l’amour en pleine face. Sauf que je ne suis pas amoureux. Je dirais plutôt accro, en fait. Une curieuse sensation de me faire un shoot à chaque fois.

     

                 Je le savais. Elle est là, sur mon canapé. Dans le noir. Je n’allume pas et m’approche d’elle. « Salut… » Elle ne répond pas. « Ca va ? » Je tends ma main vers ses cheveux et elle attrape mon poignet au passage. « Ne me touche pas ! » Son ton est agressif, elle tremble.

    « Qu’est-ce qui t’arrive ?

    - J’en ai marre ! J’en peux plus, putain, je peux plus supporter ça !

    - Explique-toi, bon sang ! Je comprends rien !

    - Tu le sais très bien ! J’en peux plus de toutes ces conneries ! » Elle s’arrête net et soupire. Elle regarde dans le vide une seconde et se ressaisit.

    « Excuse-moi, je sais pas ce qui m’a pris. Je suis crevée en ce moment, je sais plus ce que je fais. Prends-moi dans tes bras… »

    Je la serre contre moi, un peu abasourdi, je lui caresse les fesses. On n’avait jamais autant parlé… On peut pas dire que c’ait été très constructif. Je remonte ma main vers ses seins et l’embrasse. Elle m’arrête.

    «  Non, s’il te plaît. Pas ce soir. On fait que ça, baiser. J’ai envie d’une vraie relation, tu comprends ? » Et merde. Pourquoi faut-il toujours qu’on en vienne à ça…

    « Ecoute, on est bien pour l’instant. C’est pas trop mon truc, tu sais, les ballades en amoureux, tout ça…

    - Je ne veux pas autre chose, c’est clair ? C’est ça ou rien.

    - Alors c’est rien. Si tu me fais chier tu ne m’intéresse plus.

    - T’es vraiment qu’un enfoiré…

    - Bon, soit on baise, soit tu te casses.

    - Connard. »

    Elle est partie en claquant la porte. C’est l’heure du coup de fil à un ami.

    « Tu vois pas qu’elle est tarée ?

    - Si c’est pour me dire ça que tu es venu… » J’ai réussi à  persuader Adam de venir partager un whisky, vu l’heure c’était pas gagné.

    « Je déconne pas ! Tu es toubib et tu vois pas que cette fille a un problème ?

    - Mais toutes les filles ont des problèmes, Adam ! L’absence d’Y les rend hystériques…

    - N’importe quoi… Tu files un mauvais coton, Frank. Elle ne va t’amener que des emmerdes.

    - C’est toi qui va avoir des emmerdes si tu remplis pas mon verre. Tu as parlé à Charlotte ?

    - J’y vais en douceur.

    - Elle morfle ?

    - Je te dirai rien. C’est personnel.

    - Oui, mon personnel en l’occurrence.

    - Très drôle. Bon, faut que je rentre, je suis crevé. Réfléchis, Frank. Cette fille est dingue. Laisse-la te larguer et vas voir ailleurs.»

    Il me laisse finir la bouteille tout seul, cette fois je trouve quand même le chemin du lit. Je tombe comme une masse, dors douze heures d’affilée et émerge difficilement, le ventre vide et envie de gerber. J’allume une clope et réalise que j’ai trois jours de libre devant moi, pour la première fois depuis que j’ai repris la guitare. Je me fais couler un café en souriant, envoie The Will To Live de Ben Harper à fond la caisse et prie pour que rien ni personne ne vienne gâcher ce fantastique week-end.

     

               

    *

     

                 

                Un rhume, deux doigts cassés, une entorse à la cheville et une allergie au pollen. Passionnant. Heureusement qu’il y a du café. Mais du mauvais café, et un médecin qui ne va pas bien. J+3.

    « Bonjour, Charlotte.

    - Bonjour.

    - Vous n’avez pas quelque chose à me dire ? Venez, je vous offre un vrai café en face.

    - Frank…

    - C’est un ordre... Allez, venez. »

    On s’installe à une terrasse de l’autre côté de la rue. Je sais bien comment elle est, elle ne parlera qu’en terrain neutre. Elle est mal à l’aise, moi aussi, on a pas vraiment l’habitude de communiquer tous les deux.

    « Bon, je vais être franc : oui, je suis très curieux de savoir ce qui vous arrive. Je me mêle toujours de tout et j’aime avoir le contrôle. Mais je vois bien que vous êtes très mal. Et je m’inquiète vraiment pour vous. Sans compter que je suis votre supérieur,  j’ai donc besoin que vous alliez bien pour que vous fassiez du bon boulot. Alors je vous écoute. »

    Elle hésite, dieu que c’est compliqué… Je peux tout soigner, je suis le meilleur, mais ça… Les relations humaines c’est vraiment pas mon truc. Je me force à lui sourire, je sens qu’elle se détend.

    « Avec mon ami cela faisait trois ans qu’on essayait d’avoir un bébé. On commençait à envisager des traitements, et puis le mois dernier j’ai appris que j’étais enceinte. Mais quand je l’ai dit à Marc il n’a pas été très… réceptif. Il m’a dit qu’en fait il ne se sentait pas prêt, que finalement ça lui allait bien qu’on n’y arrive pas. Je suis tombée des nues.

    - Il a peur. Réaction normale, sa vie va changer et ça l’angoisse. Ca va lui passer.

    - Non. Il m’a avoué qu’il n’envisageait pas sa vie avec moi finalement. Qu’il avait bien réfléchi et que ce n’était pas ce qu’il voulait. Il m’a quittée.

    - Le connard…

    - Si j’ai pris un jour de congé c’est parce que j’ai avorté.» Ses yeux se remplissent de larmes. Elle ne méritait pas ça.

    « Dans un autre hôpital, je suppose ?

    - Evidemment.

    - Vous avez honte ?

    - C’est pas ça, non… J’ai pas envie que les gens me demandent si ça va à tout bout de chant, avec un air faussement compatissant… Je ne veux pas de leur pitié.

    -  Hmmm…

    - C’est moins dur comme ça, je suppose.

    - Vous en êtes où maintenant ?

    - Je digère. Je me demande si j’ai pris la bonne décision. Il se peut que ce soit la seule grossesse que j’aie dans ma vie, mais je ne suis pas faite pour être mère célibataire. Alors je me dis que c’était la meilleure solution. Mais ne vous inquiétez pas, cela n’affectera pas plus mon travail.

    - Vous pensez vraiment que je suis comme ça ? » Elle me fixe un instant.

    « Je ne pense rien. Les gens sont comme ils sont. Tant qu’ils respectent les autres.

    - Et Adam ?  Il vous a consolée ?

    - C’est un ami. Il m’a beaucoup soutenue. Je sais qu’il vous a tenu à l’écart, mais ne lui en voulez pas. Il a fait ce qui lui semblait juste. »

    C’est tout lui, ça. Toujours à l’affût d’une âme en peine. Je mets fin à la discussion avant dire du mal de lui, je ne voudrais pas gâcher ses chances…

    « Allez, faut qu’on y retourne. Les patients nous attendent. »

    Je la plains. Vraiment. Mais il faudrait qu’elle s’endurcisse un peu. Sinon elle ne tiendra jamais.

     

                Tiens, je crois qu’elle est revenue. Le filet de lumière sous la porte de la salle de bain… Ou alors j’ai oublié d’éteindre ce matin. « Victoire ? » Y’a un truc qui bloque la porte… Putain, non ! « Victoire, qu’est-ce que t’as fait ?! » Elle a un bras en sang, elle pleure.

    « J’y arrive pas… J’y arrive pas, putain !

    - Arrête ! Laisse-moi voir… Putain, t’as de la chance, c’est pas profond. Mais merde ! A quoi tu joues !

    - Laisse-moi, je veux crever !

    - Arrête tes conneries, bordel, laisse-moi nettoyer ça ! Lâche ce couteau ! »

    Putain, c’est un putain de bordel ! Où j’ai foutu ma mallette ? Elle arrête pas de hurler, merde, elle va pas se calmer ! Je pleure, bon sang. J’ai des putains de larmes qui coulent sur mes joues.

    « Ecoute, il va te falloir des points de suture… » C’est pas des larmes. C’est de la sueur. Juste de la sueur.

    « Je veux pas aller à l’hôpital ! Laisse-moi crever !

    - Calme-toi ! Je devrais pouvoir le faire ici, mais calme toi ! 

    - Je veux pas l’hôpital… Pas l’hôpital, tu comprends ? Pas l’hôpital… »

    J’aurais dû comprendre, en effet. Comprendre et reconnaître les symptômes. Au lieu de ça j’ai plongé.

     

                 Elle dort. Je suis encore bouleversé par la scène. Je lui ai fait les points de suture. Du mieux que j’ai pu, l’idéal aurait été l’hôpital. La cicatrice sera moche. J’ai mal géré. Pour la première fois de ma vie j’ai paniqué, je sais pas ce qui m’arrive. Je veux juste qu’elle reste… 

                J’ai pas dormi. J’ai pas pu. J’ai passé la nuit à alterner vin et clopes, là faut que je passe au café. D’urgence. J’ose pas la laisser.

     

     

    *

     

     

     

    « Cette fille est malade, Frank. Jusqu’où faudra-t-il qu’elle aille pour que tu comprennes ?

    - J’ai pas besoin que tu me fasses la morale, Adam. Je te demande juste de me remplacer ce week-end.

    - Tu sais très bien que ce n’est pas une solution. Tu ne pourras pas la surveiller éternellement.

    - Deux jours. C’est tout ce que je te demande.

    - Tu fais une connerie, Frank. Sa place est à l’hôpital.

    - J’ai un gamin avec une insuffisance cardiaque qui attend ta réponse pour que je retourne m’occuper de lui.

    - T’es chiant. » Il quitte mon bureau en grognant, je sais qu’il va dire oui.

    « C’est oui alors ?

    - Tu le sais très bien … » Il se retourne et revient sur ses pas. « C’est la seule fois, Frank. Je lui accorde le bénéfice du doute, mais si elle refait une connerie je te lâche. C’est compris ? »

    Ouh, le puceau prend de la graine on dirait… Il se monte la tête pour rien. Elle a juste besoin d’un peu de repos.

               

     

     

    3h23. Je la regarde dormir depuis vingt minutes. On a pas reparlé de l’incident. On a baisé, commandé des pizzas, rebaisé et descendu une bouteille de vin. J’ai toujours cette sensation de coup au ventre à chaque orgasme, mais à vrai dire c’est passé au second plan. Je repense tout le temps à son bras, je sais pas pourquoi elle a fait ça. En tout cas je veux pas savoir. Je sais pas trop où on va tous les deux, j’espère juste ne pas avoir à revivre ça. Elle a plutôt l’air normal maintenant, c’était sûrement  un petit coup de blues… Je crois que je vais aller me faire couler un bain. Oui, un bon bain chaud. Ca m’aidera peut-être à dormir.

    « Frank ? » Putain, je me suis endormi dans la baignoire. Quelle heure est-il ? « J’ai faim. Tu me fais une tartine ? » J’attrape une serviette et la regarde. Elle est minuscule dans ma chemise. C’est marrant, ça fait toujours ça une nana dans une chemise de mec. Elle vient se coller contre moi. Je sais qu’elle ne veut pas de sexe. Un simple câlin. « Tu veux quoi sur ta tartine ? 

    - Juste du beurre. Mais tu fais griller le pain, s’il te plaît ?

    - Tu veux un café ?

    - Laisse, je m’en occupe. »

    Elle s’allume une clope et je regarde la fumée monter au plafond. J’ai une drôle de sensation, comme un mauvais pressentiment. Je voudrais que ce week-end dure toute la vie.

    « Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?

    - Je sais pas. J’ai pas trop envie de sortir…

    - On va pas rester enfermé… Je croyais que tu voulais des ballades en amoureux ? Un verre avec deux pailles, tu sais, main dans la main, tout le bordel romantique…

    - Te fous pas de ma gueule. J’ai juste envie d’être avec toi. Ca devrait t’aller, non ?

    - En effet… » Je la trouve bizarre. Elle regarde le café couler dans les tasses, elle a l’air ailleurs.

    Le reste du week-end s’est bien passé, finalement on est resté la. Je suis juste sorti pour acheter des clopes et quand je suis rentré elle parlait toute seule. J’ai eu envie de pleurer.

     

               

    *

     

                 

                « Frank, je peux vous parler une minute ? » Elle m’appelle encore par mon prénom. Soit elle me veut, soit elle a un truc à me demander.

    « Qu’y a-t-il, Perry ? Vous n’arrivez pas à retirer votre diaphragme et vous voulez que je m’en occupe ?

    - Vous êtes vulgaire, Frank. Je…

    - Arrêtez de m’appeler Frank à tout bout de champ et dites moi ce que vous voulez.

    - Bien. Vous savez que le docteur Graissy donne une conférence la semaine prochaine sur les maladies auto-immunes.

    - Difficile de passer à côté de l’info, vu la taille de l’affiche à l’entrée de l’hôpital…

    - Je souhaiterais que vous interveniez.

    - Alors ça ! Hors de question. 

    - Vous devez intervenir ! Vous êtes un des meilleurs dans ce domaine, les gens ont besoin de savoir…

    - Non, vous avez besoin de la publicité que je vais vous apporter. En plus j’ai d’autres préoccupations.

    - Ah oui, la fille à moitié dingue dont vous vous êtes amouraché ?

    - Je vous interdis de parler d’elle comme ça. Je pourrais vous tuer pour ça.

    - Cessez de plaisanter, Frank. Vous n’êtes plus un gamin. Il s’agit de votre carrière, de…

    - Je ne plaisante pas. » C’est Adam que je vais tuer. Pourquoi est-il allé lui raconter ça ?

    « Jeunet ! La conférence contre un mois de rapports médicaux, c’est équitable ?

    - Trop facile ! Je suis sûr que vous pouvez faire mieux ! »

    Je n’entends pas ce qu’elle répond, je suis trop loin. De toute façon je n’irai pas à cette foutue conférence, elle peut bien me proposer une pipe si ça lui chante.

    J’encastre la poignée dans le mur en ouvrant la porte, Adam en reste bouche bée.

    « Pourquoi tu lui en a parlé ?!

    - Ah, Perry n’a pas su tenir sa langue…

    - Et toi alors ?! Pourquoi tu lui as dit, bordel !

    - Ecoute, je suis inquiet. J’y peux rien, je suis ton ami et tu sais que je suis trop nul pour gérer ce genre de situation tout seul…

    - Mais quelle situation ? Quelle situation, Adam ? Est-ce que je me suis mêlé de tes histoires, moi ? De tes mariages, de tes divorces ?

    - Entre nous, il aurait mieux valu. J’aurais peut-être évité le deuxième…

    - Non ! C’est pas comme ça que ça marche ! Evidemment, Laura n’était pas pour toi. En plus je ne l’aimais pas.

    - Ca, tu t’es pas privé pour me le dire. A elle aussi, d’ailleurs.

    - Justement ! J’ai dit ce que je pensais, point ! Le reste ne me regarde pas ! Si tu décides de ruiner ta vie avec une chieuse hystérique, c’est ton problème !

    - C’est pas la même chose, Frank. Laura n’était pas toxique, elle. Juste invivable.

    - Ok. Prouve-moi que tu as raison. Donne-moi des preuves. J’ai changé ? Je fais mal mon boulot ?

    - N-non, tu…

    - Alors fous-moi la paix. »

    Je l’entends  soupirer en quittant son bureau. Je sais que c’est pas méchant, qu’il veut m’aider. Il croit que j’ai besoin d’aide. Mais putain, je ne demande rien à personne ! L’hôpital la journée, Victoire le soir. Cette routine me va bien.

     

     

    *

     

     

                « Victoire ? T’es là ? » Personne. Je peux pas m’empêcher de penser au pire. J’attrape mon téléphone.

    « Allô ?

    - Ca va ?

    - Oui, qu’est-ce qui se passe ?

    - Ben t’es pas là, alors… T’arrive bientôt ?

    - J’ai des trucs à faire, là. On se voit demain ? »

    Elle raccroche sans m’embrasser. Le combiné me glisse des doigts, quelque chose se déchire en moi. Je la verrai pas ce soir, alors. Je n’avais pas envisagé cette éventualité depuis l’épisode de la salle de bain. Je me demande souvent ce qu’elle fait de ses journées, mais je n’ai jamais pensé qu’elle pouvait ne pas être là le soir. Je vais me préparer un sandwich. Je devrais essayer de penser à autre chose. Si j’allumais la télé ? Faut pas que je dramatise.

    Le générique d’Highlander me martèle les oreilles pendant dix bonnes secondes avant que je n’émerge. Putain, trop de vodka tue la vodka... Je vais me chercher un verre d’eau et retourne sur le canapé. J’essaie de trouver son odeur sur le plaid, une culotte oubliée entre deux coussins… J’essaie de me branler en pensant à elle. J’ai du mal à bander. Je mêle un peu tout dans ma tête, les putes, Perry, je les imagine ensemble, j’oublie Victoire un moment. Et puis son image me saute à la figure, j’ai mal au ventre, je suis excité et en même temps j’ai envie de pleurer… Les larmes arrivent en même temps que le coup de poing. Je reste stupéfait un instant. J’attrape un Kleenex et analyse la situation. Cette fois c’est pas au ventre que je l’ai senti, mais à la tête. Je cherche ce qui pourrait en être la cause. Je me torture quelques minutes et finis par mettre ça sur le dos de l’alcool. Je  vais me coucher.

     

     

    *

     

     

                Le lendemain Adam m’attend dans la salle de repos.

    « T’as une sale gueule…

    - Pas plus que d’habitude… Barre-toi, j’ai du boulot. » Il ne va pas me casser les couilles dès le matin, ce con…

    « Tu es sûr que tu ne veux pas intervenir à cette conférence ? Ca aurait au moins l’avantage de calmer le jeu, Perry te laisserait tranquille un moment après ça…

    - Elle ne me laissera jamais tranquille, Adam. Elle en veut toujours plus. C’est pas ce que je lui donne qui l’intéresse, c’est de me forcer à le lui donner. Elle m’emmerde.

    - N’empêche que tu devrais faire des efforts. Ca te faciliterait la vie.

    - Ce qui me faciliterait la vie c’est que tu arrêtes de jouer au chienchien à sa mémère. Si tu veux la baiser vas-y, j’ai rien contre, au contraire. Si elle avait un mec elle serait moins sur mon dos. Mais ne lui sers plus de messager. Café ? » Je le sers sans attendre sa réponse.

    « Merci. Mais je ne veux pas coucher avec elle, enfin !

    - Je sais, c’est Charlotte qui t’intéresse.

    - Oh je t’en prie, tu ne vas pas toutes me les faire… 

    - D’après elle tu l’aurais ‘beaucoup soutenue’ dans les moments difficiles… Tu l’as protégée de moi, aussi. Je te connais, Adam, tu poses tes jalons…

    - Oui, bon, c’est vrai, je reconnais qu’elle me plaît. Mais vu ce qu’elle vient de vivre, je préfère lui laisser un peu de temps.

    - Faut pas. C’est comme après une chute de cheval…

    - Non mais tu réalises ce que tu dis ? Des fois je me demande si tu as un cœur…»

    Mon bipper interrompe la conversation et je rejoins Charlotte. Dommage. Je l’aurais bien torturé encore un peu…

    « Convulsions. Deux fois en une heure.  Il faut faire quelque chose…

    - J’aimerais bien, figurez-vous ! Si seulement je trouvais ce qu’a cette gamine… »

    On ne devrait pas mourir à dix-neuf ans. Je n’ai pourtant pas l’ombre d’une piste pour empêcher ça.

    « On a tout passé en revue, mais on a pu oublier quelque chose ?

    - C’est forcément sous notre nez… Faut tout reprendre à zéro, lui reposer toutes les questions. Laissez-la souffler un moment et interrogez-la, je vais dans mon bureau. »

    Loin des gens. Loin du bruit. J’ai mal à la tête. J’attrape un tube d’Aspirine et m’allonge sur le canapé. Evidemment que je pense à elle, comment faire autrement… Si j’étais chez moi je materais un concert de Pearl Jam en fumant de l’herbe. Sauf que la journée n’est pas finie… J’observe la salle d’attente à travers le store. Combien de gens sont vraiment malades en fait ? Un sur deux, deux sur trois ? Plus ? Mais un médecin c’est rassurant, un diagnostic aussi, on sait où on va comme ça. Nez qui coule =  rhume, et la vie continue.

    « Elle est en insuffisance hépatique, Frank. Son foie est en train de lâcher. » Je n’aurais pas eu beaucoup de répit, Charlotte est déjà de retour. 

    « Qu’est-ce que vous avez appris de nouveau ?

    - Rien, malheureusement. Elle a toujours de la fièvre.

    - S’il y a fièvre il y a infection. Qu’est-ce qu’on a oublié…

    - On a étudié sa vie point par point. Son boulot, sa baraque, ses antécédents familiaux… Elle a rien non plus au cerveau, ni au cœur…

    - Et pourtant elle meurt à petit feu…

    - Elle a juste un bleu au doigt de pied. C’est tout ce que j’ai trouvé, mais ça n’explique rien. D’après les radios il n’est pas cassé, même pas fêlé.

    - Un bleu au doigt de pied ? »

    Bingo. Si c’est ce que je pense on peut s’en sortir. Je me précipite hors du bureau, Charlotte me suis sans comprendre.

    « C’est quoi votre idée ?

    - Il est près de l’ongle, ce bleu ?

    - Oui, il…

    - Quel pied ?

    - Le droit. Mais… »

    La patiente pousse un crie de douleur quand j’appuie sur son ongle. Je presse un peu plus fort et  du pus gicle d’une blessure invisible.

    « Vous vous êtes cogné le pied contre un meuble ?

    - Oui, la semaine dernière. La table basse.

    - En tapant, votre ongle s’est incarné et a provoqué une petite blessure. Ca n’a sans doute pas beaucoup saigné et du coup vous n’avez rien vu, mais ça s’est infecté. Je vous mets sous antibiotiques et dans deux jours vous pourrez sortir. »

    Si je croyais en Dieu je me prendrais pour lui tellement je suis bon… Je n’attends pas ses remerciements et sors de la chambre rapidement, toujours ce mal de tête qui me martèle les tempes. Direction maison, canapé, whisky.

     

      

    *

     

                J’ai pas de nouvelles depuis trois jours. J’essaie de ne pas y penser, mais ça me bouffe. Elle n’a pas l’air d’être chez elle et ne répond pas non plus au téléphone. Je ne sais pas pourquoi elle m’obsède comme ça… J’allume une cigarette et m’apprête à retenter un coup de fil quand je reste pétrifié. Elle est là, dans l’encadrement de la porte. Elle me regarde.

    « Putain, tu m’as fait peur ! Je t’ai pas entendue rentrer…

    - C’était fait exprès… T’es pas content de me voir ?

    - Si… Viens là… »

    Je l’embrasse et la prends sur mes genoux, je colle mon nez dans sa poitrine. Elle sent bon…

    « T’étais où ?

    - De quoi tu parles ?

    - Ces derniers jours, t’as fait quoi ? J’arrivais pas à te joindre.

    - Attends, j’ai pas de comptes à te rendre, hein.» Je sens qu’elle se ferme, elle est tellement tout le temps sur le fil…

    « Comme tu veux… Mais c’est toi qui voulais une vraie relation…

    - Bon, tu veux savoir ? » Elle se lève et plante ses deux poings sur ses hanches. « Je me suis faite avortée. Voilà.

    - De… Quoi ? Mais enfin… Qu… Qu’est-ce que tu racontes ?!

    - Je suis tombée enceinte de toi, et je voulais pas le garder. Je me suis faite avortée, c’est tout. »

    Elle me balance ça en pleine gueule, comme ça. C’est impossible, elle a pas pu faire ça…

    «Et moi dans l’histoire ?

    - Franchement, Frank, tu veux des enfants ? Allons, sois sérieux. C’est bon, c’est réglé maintenant. Tout va bien. 

    - Mais non, enfin ! Comment peux-tu être aussi détachée ?

    - Chut, détends-toi un peu… »

    Elle me caresse l’entrejambe et commence à défaire mon pantalon.

    « Arrête, Victoire. C’est trop tôt…

    - Si, j’ai envie, allez… Laisse toi faire… »

    Je lui attrape les poignets et la regarde droit dans les yeux.

    « Tu n’as pas avorté, c’est ça ?

    - Mais si, pourquoi tu dis ça ?

    - Les risques liés aux rapports sexuels pratiqués prématurément après une telle opération sont clairement expliqués lors de l’hospitalisation. Alors soit tu es inconsciente, soit tu m’as menti. Réponds-moi !

    - Mais laisse-moi tranquille, merde !

    - Je te laisserai tranquille quand tu m’auras répondu ! » Je la secoue et continue à lui gueuler dessus, je suis prêt à la bousiller putain.

    « Lâche moi, je te dis, lâche moi merde ! C’est pas vrai, voilà, t’es content ?! T’as ce que tu voulais ? Je me casse, tu me fais chier ! »

    Je la regarde partir, impuissant. Je respire fort, un air brûlant qui me taillade à l’intérieur. Pourquoi est-ce qu’elle me fait ça ? Je la rejoins et croise mon reflet dans un miroir, aussi blanc qu’un cadavre. Ma tête tourne un peu.

    « Victoire… » Je m’assois par terre, sur son palier, je suis si fatigué. Elle me répond à travers la porte.  « Vas-t’en, Frank.

    - J’ai besoin de savoir, tu comprends ? Je suis concerné, merde…

    - Crois ce que tu veux. Je te dis que je l’ai pas fait. » Je voudrais tant que tout ça finisse, je ne veux plus rester seul.

    - S’il te plaît, me laisse pas… »

    Je l’entends soupirer, j’ai mal au ventre. La porte s’ouvre et elle me regarde avec un drôle d’air. Elle me prend par la main et m’entraîne vers mon appartement. Elle m’embrasse tendrement, elle est douce… Je ne l’ai jamais vue comme ça, ça me surprend. 

                On est resté enlacé toute la nuit. Elle a pleuré en silence, j’ai pas posé de questions. J’ai beaucoup repensé à tout ça. J’ai fini par lâcher prise… A ce moment-là tout m’est égal. Elle est là, c’est la seule chose qui compte pour moi.

     

     

    *

     

     

                « Alors ça y est, tu l’as niquée ?

    - Ne sois pas grossier, Frank… Je t’ai dit que je voulais prendre mon temps. Elle me plaît vraiment, tu sais. J’ai pas envie de tout gâcher.

    - T’as surtout peur d’un autre divorce ! 

    - J’ai su que tu prenais deux semaines de congés. Comment ça va avec elle ?

    Elle s’appelle Victoire, et ça va très bien merci.

    - J’en suis pas si sûr. Je vois bien que tu es préoccupé.

    - Je suis fatigué. J’ai pas le droit de lever un peu le pied ?

    - Si c’est pour ramasser ta nana à la petite cuillère tous les deux jours, ça ne sera pas vraiment des vacances…

    - Ecoute, j’ai plus envie qu’on parle de ça, ok ?

    - C’est justement ça qui m’inquiète, Frank. Tu ne me dis plus rien à son sujet.

    - Mais parce qu’il n’y a rien à dire ! Je bosse la journée et on baise le soir, c’est tout. Rien de très passionnant.

    - Et tu me la présente quand ?

    - Quand tu auras couché avec Charlotte… »

    Je m’éloigne en ricanant et le laisse pantois. Il m’emmerde avec ses questions mais j’aime bien l’emmerder avec mes réponses…

     

     

    *

     

     

                Je ne sais pas si elle voudra qu’on aille quelque part. Mais même si on doit rester enfermé deux semaines ça me va. Du moment qu’on est ensemble. Parfois je l’observe et je sens bien que quelque chose cloche. Elle a souvent le regard éteint, de temps en temps elle tient des propos incohérents. Je connais ces symptômes mais je refuse d’y croire. Pas elle. Elle me sort de ma rêverie en me tendant un joint, elle a pas de culotte sous sa nuisette. J’ai terriblement envie d’elle.

    « Tu veux mettre de la musique ?

    - Si on partait ?

    - Où ?

    - Je sais pas, où tu veux…

    - On verra… Pourquoi pas, oui. Buckley, ça te dis ?

    - Mmm… »

    Elle vient s’assoir à côté de moi et j’en profite pour lui écarter les cuisses. Je remonte jusqu’à sa chatte et commence à la caresser, qu’est-ce qu’elle peut m’exciter… Je suis un peu défoncé, j’ai envie de rire. Je veux me retourner vers elle mais elle me repousse, c’est elle qui se met sur moi. Encore. Elle me laisse rarement diriger le truc. J’insiste et me remets sur elle. Elle me repousse à nouveau et commence à se branler. J’essaie de participer, mais elle me tient à distance avec son pied. Je la regarde, immobile. Elle est belle. Quand elle est sur le point de jouir elle m’attire vers elle et je la pénètre enfin, lentement, je voudrais que ça dure toute la vie. Il faut que je lui dise. Il faut que…

    «  Je t’aime, Vic… »

    Et voilà. C’est sorti tout seul. Je m’en veux déjà. Je continue à la baiser comme si de rien n’était, enfin, malgré le martèlement dans mon crâne. Je jouis encore avec cette sensation de coup, ça ne passera donc jamais…

     

                            « Je m’excuse, Frank. » Elle vient murmurer  ça à mon oreille pendant que je fais cuire nos steaks. J’ai pas envie de lui demander pourquoi, je sais de quoi elle parle mais je dis rien. Je ne veux pas entamer une discussion qui pourrait tourner au conflit.

    « Je t’ai entendu parler d’une nana qui a avorté, et je sais pas pourquoi j’ai… » Je pose mon index sur sa bouche.

    «Chuuut… C’est pas grave, ok ? J’ai déjà oublié. Tu veux du poivre sur ton steak ?

    - Non, merci... »

    On a mangé en silence. Il y en a de plus en plus, des silences. On n’est pas sorti depuis cinq jours. Elle pleure souvent, aussi. Je ne lui demande jamais rien, j’ai tout le temps peur que ça dégénère. J’ai l’impression de nous porter à bout de bras. Je ne sais pas comment j’en suis arrivé là.

     

     

    *

     

                Le bruit de la porte me tire de mon sommeil. Je tourne la tête vers le réveil, il est dix heures passé. Elle n’est pas dans le lit.

    « Vic ? T’es là ? » Je l’entends farfouiller dans le salon. Je suis soulagé, encore. Je me sens constamment en sursis, chaque fois cette putain de peur qu’elle disparaisse.

    « Viens pas tout de suite ! C’est une surprise ! »

    Je me lève et vais prendre une douche, je me demande ce qu’elle peut bien fabriquer…

    « C’est quoi, ces coups de marteau ? » Elle ne m’entend pas, le bruit de l’eau couvre ma voix. Je sens que ça ne va pas me plaire… Je sors de la salle de bain encore ruisselant et reste médusé sur le pas de la porte.

    « Ce… C’est quoi ces trucs ?

    - Ca te plait pas, c’est ça ? Je vais les enlever, c’est pas grave, tu sais, je voulais juste… » Sa voix se brise dans un sanglot, merde, elle comprend pas…

    « Non ! Attends, c’est pas ce que je voulais dire ! C’est… toi qui as peint ça ?

    - Oui… »

    Je n’en crois pas mes yeux. Elle a couvert les murs de mon salon avec des portraits d’elle. Je sais pas quoi dire. J’ai l’impression d’avoir plongé dans sa tête, je sais plus où je suis.

    « Tu aimes alors ? » Elle demande ça avec une toute petite voix, elle est mignonne à croquer, qu’est-ce que je peux l’aimer putain…

    « Tu rigoles ? J’adore, c’est… Je trouve ça fabuleux. Je savais pas que tu peignais, pourquoi tu m’en as jamais parlé ?

    - C’est pas si important, tu sais…

    - Mais si, enfin, c’est toi !

    - Je suis tellement contente que ça te plaise ! Viens, on va fêter ça… »

    Elle va chercher une bouteille de vin à la cuisine et nous sert deux verres. Elle vide le sien d’un trait et se met à rire. Je la sens ailleurs, encore une fois.

    On a fait l’amour et elle s’est endormie, j’en ai profité pour aller observer ses tableaux. Seul. Sur le canapé, avec mon verre de vin et un joint, je profite du spectacle. Trente deux autoportraits. Ils sont morbides, écorchés vifs, inquiétants. Ils sont à fleur de peau, sa peinture est épaisse, je vois les traces de pinceau qui les rendent si vivants…

                La semaine suivante a été incroyable. Elle a tellement changé depuis qu’elle a apporté ses toiles, on est même sortis un peu -fallait bien remplir le frigo… Je voudrais passer toute ma vie comme ça, quand elle va bien on est tellement heureux.

     

     

    *

     

                « Tiens, un revenant !

    - Alors, vous avez tué beaucoup de patients en mon absence ?

    - Bon, je vois que de ton côté rien n’a changé…

    - En effet, je vais très bien ! Merci de demander…

    - Tu n’as donné aucune nouvelle, Frank. J’étais inquiet.

    - T’as perdu mon numéro ? Tu pouvais téléphoner, tu sais…

    - C’est pas drôle. Je ne sais plus quoi faire, avec toi. Je marche constamment sur des œufs. C’est pas facile !

    - Ooooh, le pauvre petit chéri… Allez, pour me faire pardonner on t’invite à prendre un verre à la maison ce soir.

    - ‘On’ ?!

    - Ben oui, vu qu’elle vit quasiment à temps plein chez moi, je suppose qu’elle sera là…

    - Tu te décides enfin ! Je commençais à me demander si elle existait vraiment, cette fille.

    - Victoire ! Elle s’appelle Victoire, bordel ! Mais tu peux pas faire un effort, de temps en temps ?

    - Si tu m’en disais un peu plus sur elle j’aurais peut-être envie de l’appeler par son prénom… »

    Je nous sers deux tasses de café et pousse un long soupir.

    « Elle peint.

    - Artiste ?

    - Oui. Des autoportraits. Elle en a couverts les murs du salon. Ils sont… étranges, c’est indéniable. C’est morbide, un peu, certains n’ont pas d’yeux, d’autres ont des plaies, c’est assez sombre. Mais ils ont quelque chose de tellement touchant… Comme elle, tu vois, c’est…

    - Oh la vache… T’es amoureux, toi. Merde alors.

    - On a passé deux semaines assez curieuses. C’est pas simple, mais…

    - Ben ça alors… Si je m’attendais… Je ne pensais pas qu’un jour tu replongerais, tu sais. Depuis la mort de Sarah tu n’as…

    -  Ca fait cinq ans, Adam. Il fallait bien tourner la page.

    - Et tu es sûr que la suite de l’histoire te convient ? Je te trouve changé, Frank.

    - L’amour me réussit, que veux-tu !

    - L’amour peut-être, mais la folie ? Frank, ouvre les yeux… »

    Nooon ! Ferme-la, Adam, ne parles pas de ce que tu ne connais pas ! T’as rien compris, elle est fragile, un peu instable, mais pas folle ! C’est pas vrai ! Si tu la connaissais, elle est tellement belle, tellement…

    «  Frank ? Ca va ? »

    Je le regarde droit dans les yeux et pendant un instant je me demande si je vais le tuer.

    « J’irais décrocher la lune pour elle. »

    Je me lève et vais finir mon café tranquille dans mon bureau. J’ai à peine fermé la porte que le téléphone sonne. C’est lui.

    « Qu’est-ce que tu veux ?

    - M’excuser. J’aurais pas dû te dire ça.

    - Bien. N’en parlons  plus.

    - Et te dire que pour ce soir je peux pas, je suis pris.

    - Ne me dis pas que…

    - Si, Charlotte. Je me suis enfin décidé à l’inviter à dîner.

    - Ca c’est une bonne nouvelle ! Enfin un peu de piment dans ta triste vie !

    - Te fous pas de moi… J’angoisse, tu peux pas savoir !

    - Ne me dis pas que tu as perdu le mode d’emploi… 

    - Tu es vraiment désopilant ! Tu la connais mieux que moi, tu n’aurais pas un conseil ?

    - Je la côtoie plus, certes, mais je ne la connais pas tant que ça… Ecoute, vu ce qu’elle vient de traverser, si elle a accepté ton invitation c’est qu’elle a envie de passer à autre chose. T’as toutes tes chances.

    - C’est aussi ce que je me disais.

    - Par contre elle n’est pas du genre facile, alors si elle t’invite à prendre un dernier verre chez elle c’est qu’elle cherche juste à tirer un coup.

    - Mouais… Mais je ne l’imagine pas trop comme ça tout de même…

    - On ne se méfie jamais assez des femmes, tu sais… »

    Je raccroche et jette un œil aux dossiers de mes patients. J’ai du mal à me concentrer, c’est dur de reprendre le contact. J’ai l’impression de vivre une autre vie quand je suis avec elle. La première me va de moins en moins…

     

                « Frank, je voudrais vous parler une seconde. » Du croustillant… Charlotte vient d’entrer dans mon bureau et je ne sais pas pourquoi, je sens qu’elle va me parler d’Adam.

    « Je vous écoute.

    - Voilà… Adam m’a invitée à dîner ce soir. J’ai accepté mais je ne veux pas qu’il se fasse d’illusions, je ne sais pas trop si je suis prête pour ça… » Et voilà… Mais pourquoi les gens ne peuvent pas se débrouiller seuls, un peu ?

    « Vous êtes bien plus prête que vous ne le pensez, Charlotte. Vous avez tourné la page le jour où vous avez décidé d’avorter. Vous êtes forte, vous avez envie de passer à autre chose. Ce n’est pas une raison pour vous précipiter, mais si vous y allez en bonne intelligence ça marchera entre vous. Détendez-vous, passez une bonne soirée et laissez faire le temps.

    - Vous…allez bien ? » Elle a l’air stupéfaite.

    « Oui, pourquoi ?

    - Vous êtes gentil, vous donnez de vrais conseils… Je ne vous connaissais pas comme ça !

    - Et moi je vous connaissais moins bavarde ! Allez, vos patients vous attendent… »

     

                Le soir en ouvrant la porte je retiens mon souffle. Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir peur toute la journée, peur de ne pas la trouver en rentrant. Mais elle est toujours là.

    « Tu as passé une bonne journée ?

    - Oui. Je suis contente de te voir… »

    Elle se jette dans mes bras et m’embrasse ardemment. C’est bon de la retrouver…

    « Je veux plus que tu partes, Frank…

    - Je sais, c’est long pour moi aussi… »

    Elle se frotte contre moi et je commence à bander, je l’ai quittée moins d’une journée et j’ai l’impression que ça fait une éternité. Je la soulève et l’assois sur la table, elle respire fort, je la sens impatiente. Elle se cambre et enfonce ma tête entre ses jambes. Pour la première fois. Elle ne m’avait jamais laissé faire ça jusqu’à présent, je suis désarçonné… Je l’entends me murmurer un truc, la pression de sa main se fait plus forte et je commence à la lécher. Ma langue parcourt chaque centimètre carré de sa chatte, j’aspire son clitoris parfois, je l’aspirerais toute entière si je pouvais… J’aime plutôt ça en général, ça m’excite pas mal, j’essaie de me prendre pour une lesbienne et ça me fait marrer. Mais là c’est différent, je pense à rien, je me sens comme à l’intérieur d’elle. Je l’explore, inlassablement, je pourrais y rester des heures, c’est si grisant… Elle gémit, prononce parfois mon prénom, j’ai la sensation qu’elle m’appartient enfin. Je la sens jouir, putain, je sens les spasmes sous ma langue, c’est une sensation incroyable... Elle me transporte dans un autre monde. Je continue d’embrasser sa chatte, elle a quelques soubresauts. Je relève la tête et la regarde. Elle me fixe. Je remonte lui mordiller les seins et hésite à la pénétrer, j’ai peur de briser ce doux moment… Je me redresse légèrement pour m’introduire en elle mais elle me retient et colle sa bouche à mon oreille : « Moi aussi je t’aime, Frank. »

    Boum. Ma tête a explosé, j’ai jouis sur son ventre. Elle n’avait plus prononcé cette phrase depuis notre première rencontre, je suis l’homme le plus heureux du monde… je crois…

     

     

    *

     

     

                « J’ai passé une excellente soirée ! 

    - Bonjour, Adam. Tu deviens impoli…

    - Elle est drôle, intelligente, pleine d’esprit… Et on n’a pas couché.

    - Mmmm, ça veut donc dire qu’il y a de l’avenir… » Je ne lui ai pas dit que Charlotte m’avait parlé. Je préfère le laisser dans l’expectative, c’est bien plus drôle...

    «  On ressort ensemble samedi. Elle est de repos aujourd’hui, tant mieux, comme ça je ne la revoie pas trop vite. Je suis excité comme une puce !

    - Et tellement bavard ! C’est fatiguant, comme ça, dès le matin…

    - On pourrait se faire un truc à quatre, un de ces jours ?

    - Je ne suis pas sûr que les ‘trucs à quatre’ qui me branchent soient ceux dont tu parles…

    - Oh, c’est fin ça…

    - Contente-toi de venir boire un verre tout seul, pour l’instant, ça m’ira très bien !

    - Ah oui ! A ce propos, je suis libre ce soir, si tu veux.

    - Ok, on se retrouve ici avant de partir… »

    Il est toujours comme ça quand il sort avec une fille. Un vrai gamin… Il continue à m’exposer les mille et unes qualités de Charlotte mais je ne l’écoute qu’à moitié. Je peaufine mon plan d’attaque, mission Perry.

     

                « Mais enfin vous êtes dingue ! L’hôpital ne pourra jamais se passer de vous aussi longtemps, Jeunet ! Hors de question.

    - Je ne vous demande pas la lune, bordel ! Juste un peu de vacances !

    - Un peu de vacances ?! Vous vous fichez de moi ou quoi ? Vous désertez carrément ! Franchement, je ne vous reconnais plus… 

    - Depuis combien d’année n’ai-je pas pris la totalité de mes congés ?

    - Vous n’avez…

    - Si je me les faisais payer, hein ? Ah non, c’est vrai, j’oubliais, vous n’avez pas le budget…

    - Vous m’emmerdez, Jeunet ! Vous savez très bien que je ne peux pas faire autrement !

    - Vous le prenez comme ça ? Très bien, je démissionne.

    - Vous n’oserez pas… » Je commence à lire l’angoisse dans ses yeux. Je vais un peu calmer le jeu, il ne faudrait pas qu’elle se braque complètement.

    « Bon, alors voilà l’idée : vous acceptez que je prenne un mois de vacances, et en échange je laisse mon portable allumé. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je réponds à tous les coups de fil, et si je juge que c’est nécessaire, je me déplace. A l’œil.

    - Vous feriez ça ? Je ne vous crois pas. Vous allez encore me faire le coup de la batterie à plat, du téléphone oublié dans votre voiture… Vous seriez capable d’autant de bonté ?

    - Aussi sûr que je vois vos tétons à travers votre chemisier. Vous auriez pu mettre un soutien-gorge, tout de même… » Elle devient écarlate. Je crois que c’est gagné…

    « Bon, c’est d’accord. Mais vous finissez la semaine le temps que je m’organise, ok ?

    - Fantastique ! Je vous récompenserais bien sur votre bureau, mais j’ai du boulot là… Bonne journée !

    - Vous pourriez me remercier, quand même ! » Je file en direction de la porte, d’un coup j’ai quinze ans et terriblement besoin d’une cigarette.

    « Je n’hésiterais pas à prendre des sanctions si vous ne respectez pas votre parole, Frank ! »

    Je ne réponds pas. J’imagine tout le temps que je vais pouvoir passer avec Victoire, je ne suis déjà plus là…

     

                « C’est vrai que vous partez encore un mois ? » Charlotte me tire d’une sieste imprévue, j’ai piqué du nez sur un dossier.

    « De quoi je me mêle ?

    - Ecoutez… Je sais que ça ne me regarde pas, mais… Je m’inquiète pour vous.

    - Vous avez bien tort.

    - Frank, vous n’êtes plus le même depuis quelque temps. Il est clair que quelque chose ne va pas. Si vous avez un problème, je peux peut-être vous aider…

    - Mon problème c’est que tout le monde veut se mêler de ma vie, mais que ça ne regarde personne.

    - Pourtant, dans la mesure où ça influe sur votre travail…

    - Vous aussi vous vous y mettez ? Je sauve moins de gens qu’avant, c’est ça ?

    - Ne soyez pas si con. C’est à cause de cette fille ?

    - Qu’est-ce que ça peut vous foutre…

    - Vous avez toujours été passionné par ce que vous faites, Frank. Vous ne vivez que pour ça. Sauf que maintenant vous cherchez tous les prétextes pour ne pas venir travailler. Elle a un problème ?

    - Je vous demande pardon ?

    - Vu le temps que vous lui consacrez, je me dis qu’elle doit avoir une maladie chronique, ou que…

    - Vous m’emmerdez avec vos suppositions, Charlotte. Occupez-vous un peu de votre cul et foutez-moi la paix. »

    Je sais que je l’ai blessée, elle en a les larmes aux yeux. Mais ils me font tellement chier avec leur inquiétude à la con…

    Adam revient à la charge, énervé comme jamais.

    « Non mais t’es complètement malade ?! Depuis quand tu t’adresse à Charlotte comme ça ?!

    - Depuis qu’elle a décidé de suivre ton exemple, et de me coller aux basques sous prétexte que je prends trop de vacances !

    - Mais elle a raison, Frank ! Tu fuis ton boulot, ta raison de vivre ! Tu ne supporte pas qu’on te parle d’elle, tu bois de plus en plus… Tu sais, j’ai l’impression de me retrouver à une certaine époque où déjà…

    - Ca n’a rien à voir ! Quand Sarah est morte j’ai pété les plombs, je reconnais. Mais j’étais malheureux ! Là c’est différent, au contraire avec elle je suis tellement bien !

    - Que tu crois, Frank. Je te connais assez bien pour voir que ça ne va pas du tout. Tu vis dans l’illusion d’une relation parfaite. Mais ton inconscient n’est pas dupe, et c’est ça qui te mine. Ne cherche pas à fuir la réalité. Ca va mal finir.

    - Vivre avec un toubib ne facilite pas la stabilité… Tu es bien placé pour savoir qu’un couple résiste difficilement à ce rythme de vie… Je vais peut-être chercher un autre poste, essayer d’être un peu plus disponible.

    - Ca ne résoudra rien, Frank. Victoire est malade, elle a besoin d’être soignée. Tu ne comprends pas que… »

    Il ne finit pas sa phrase, mon poing vient de s’écraser contre sa bouche. Ca m’a fait un mal de chien, une de ses dents m’a écorché une phalange et lui pisse le sang. Je le laisse en plan et pars en claquant la porte, je ne peux pas imaginer un instant qu’il ait raison. Je sors prendre l’air, j’essaie de rassembler mes idées, je pense à Victoire. J’en suis à ma troisième cigarette quand Adam me rejoint, un pansement sur la lèvre.

    « T’es un gros con, tu sais. Je le savais déjà, mais là ça dépasse toutes mes espérances.

    - Et toi t’es un sombre crétin, chacun son truc…

    - Ca ne peut plus durer comme ça, Frank. Tu ne pourras pas fuir le boulot éternellement.

    - J’ai juste besoin d’un peu de temps pour faire le point. Je suis à deux doigts de tout plaquer, tu sais. Et c’est pas en me faisant chier avec vos conseils que ça va m’aider.

    - C’est parce qu’on tient à toi, au fond…

    - Et ben moi je tiens à elle, tu vois.

    - Plus qu’à ton boulot ?

    - Plus qu’à ma vie, Adam. »

    Je me rallume une clope. Il ne dit plus rien, je crois qu’il commence à comprendre l’importance qu’elle a pour moi. J’ai envie de chialer, j’ai envie d’aller la retrouver, je sais plus où j’en suis. Je me suis perdu en elle, mes principes, mes habitudes, mes convictions, elle a tout balayé.

    « Allez, viens, je te ramène. On va se boire un coup et oublier tout ça, ok ?

    - Je suis désolé, je suis à fleur de peau quand on me parle d’elle…

    -Allez, on y va. »

     

                Quand j’ai ouvert la porte j’ai pas compris tout de suite ce qui clochait.

    « Vic, t’es là ? » Pas de réponse, dans la chambre non plus il n’y a rien, j’ai beau chercher partout, aucune trace d’elle nulle part. Et puis j’ai vu les murs.

    « Elle est partie, putain…

    - Attends, elle va revenir, elle a dû…

    - Elle a pris ses tableaux, Adam. Elle est partie. » Je suis en nage, j’essaie de garder mon calme mais à l’intérieur j’hurle à en faire crever le monde entier. Je vais sonner chez elle. C’est un type qui m’ouvre.

    « Oui ?

    - Excusez-moi, je… Je cherche Victoire.

    - Victoire ? Connais pas.

    - Mais elle habite ici, elle…

    - Vous êtes sûr ? Vous avez peut-être mal noté l’adresse…

    - Non, je… Ecoutez, je suis le voisin de palier. Je sais qu’elle vit ici, je suis déjà venu…

    - Et moi j’habite là depuis huit ans. Si je vivais avec une fille je m’en serais rendu compte, vous croyez pas ? Allez, y’a pas de Victoire ici. Bonne soirée. »

    Je reste planté devant la porte fermée pendant au moins vingt secondes avant de rentrer. J’attrape la bouteille de whisky et m’en enfile une bonne rasade pour me remettre les idées en place.

    « Il y a forcément une explication. Elle a su entrer chez toi sans clé, elle a pu faire pareil en face pour te faire croire qu’elle y vivait ?

    - Je sais pas, Adam. Je comprends plus rien. » Je joue avec le téléphone quelques secondes avant de me décider à l’appeler.

    ‘Le numéro que vous demandez n’est pas en service actuellement…’

    L’impression que le sol s’ouvre en deux pour m’engloutir.

    « Ecoute, Frank, je crois que cette fille ne veut plus te voir.

    - Laisse-moi, s’il te plaît.

    - Je sais que c’est pas facile, que tu souffres, mais visiblement elle…

    - LAISSE-MOI ! »

    Je reprends la bouteille de whisky et en vide la moitié cul-sec, direct au goulot. J’ai un haut-le-cœur et manque de gerber, je vais m’affaler sur mon lit en titubant et m’endors aussitôt. 

     

     

     

    *

     

     

                J’ouvre un œil et la journée d’hier me revient en pleine figure. J’ai un mal de crâne épouvantable, faut que j’aille me passer la tête sous l’eau. J’en profite pour jeter un œil à ma  gueule de déterré. En me regardant dans le miroir j’entrevois le mur du fond, celui qui… Merde, c’est quoi ce bordel… Je me retourne pour vérifier mais il est nickel. Celui qui était tâché de sang. Qui était, putain, je ne l’ai pas nettoyé depuis, comment… C’est pas possible. Je repense à tout ce qu’on a fait ensemble, je commence à me dire que… Non. C’est pas possible, merde. Et pourtant, c’est vrai que je l’ai toujours vu seul, ici, à part le jour où on est allé faire trois courses, et encore elle a voulu m’attendre dans la voiture, alors… Pas ça, putain, pas ça… J’ai besoin d’un café. Je trace à la cuisine m’en faire couler un, en passant j’aperçois Adam qui ronfle sur le canapé. J’en suis déjà à  ma quatrième tasse quand il arrive, un joint à la main. Quelle bonne idée…

    « Ecoute, Frank, je suis retourné voir le type d’en face hier soir. Il m’a bien confirmé qu’elle n’a jamais habité l’immeuble. Elle t’a bien mené en bateau. Quant à son numéro… Si elle ne veut plus entendre parler de toi, c’est logique qu’elle en ait changé.

    - Je ne pense pas, Adam. J’ai beaucoup réfléchit et à mon avis le problème est ailleurs.

    - De quoi tu parles ?

    - Je pense que… » Je m’arrête un instant, ce que je pense est tellement énorme, ça me cloue…  « Je pense qu’elle était dans ma tête. 

    - T-Tu… quoi ? Arrête tes conneries, enfin !

    - C’est une tumeur, Adam. J’en ai tous les symptômes.

    - Des migraines chroniques, et alors ! Pour moi ce n’est pas suffisant.

    - Et les hallucinations ? Cet après-midi tu me fais tous les examens. Je veux savoir.

    - On va rien trouver, Frank. C’est pas des hallucinations, tu as eu une histoire dingue avec une déséquilibrée, elle t’a plaqué et franchement c’est ce qui pouvait t’arriver de mieux… »

    Je sais qu’il a tort. Je sais que j’ai quelque chose. Ca explique les maux de tête à répétition, les sensations bizarres, mon changement de comportement.

     

                Curieusement je n’ai pas peur. C’est d’autant plus étrange que je la sens présente en moi, cette peur, je sais qu’elle est au fond de mon ventre. Elle attend juste le bon moment.

    « Rien.

    - Tu es sûr ?

    - Regarde par toi-même, Frank. Les clichés sont parfaits. Tu n’as absolument rien. » Ce n’est pas possible. Elle est forcément là, si minuscule soit-elle… J’ai beau regarder les radios à la loupe, Adam a raison, il n’y a rien du tout.

    « Alors c’est la schizophrénie.

    - Tu dis n’importe quoi… Tu sais très bien que les symptômes se manifestent en général avant trente ans.

    - Alors c’est quoi, merde ! Qu’est-ce que j’ai ?!

    - Mais pourquoi tu veux absolument avoir quelque chose ? C’est plus simple pour toi que d’accepter l’échec d’une relation ?! » J’ai mal à la tête. J’ai mal à la…

    « J’ai mal à la tête, Adam ! Il faut refaire l’IRM maintenant ! Je suis sûr qu’on va trouver, c’est…

    - Ca suffit, Frank. Rentre chez toi. Ca sert à rien. Tu es en parfaite santé, tu as juste besoin d’un peu de temps pour digérer cette histoire. Allez, viens, je te raccompagne. 

    - Ok… » Je me sens si las… Vivre peut être si douloureux, finalement. J’en viens à me demander ce que ça fait d’être mort. Crever pour aller mieux.

                Dans la voiture Adam m’a posé des tas de questions sur elle. Il s’est mis dans la tête d’essayer de la retrouver. Il va perdre son temps, c’est évident. Mais je vais le laisser faire, au moins ça l’occupera… En arrivant je suis allé me coucher directement. Je n’avais pas spécialement sommeil, d’ailleurs je n’ai pas dormi. Je suis resté allongé, à regarder le plafond. A sentir mes jambes s’engourdir, mes mains commencer à trembler, ma respiration s’accélérer. Lentement. A sentir la peur qui, progressivement, a envahit mon corps. M’a paralysé.

     

     

    *

     

     

                Les jours passent et se ressemblent. Je n’ai toujours pas trouvé de réponse. Le whisky m’aide à dormir, mais la peur me réveille toujours. Je suis sonné, comme coupé à la racine, je n’avance plus. Je croise parfois ma gueule dans le miroir quand je vais pisser, on dirait un autre. Ca fait déjà deux semaine que je ne suis pas sorti. Enfin, je crois. Adam est passé il y a trois jours, c’était dimanche… Il pense avoir une piste pour Victoire. Le pauvre, il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’elle n’existe pas. Elle n’existe pas, putain, comme cette foutue tumeur, pourtant je sais que j’ai quelque chose, je voudrais tellement en finir avec tout ça… La peur me tord, m’éventre, chaque seconde est un supplice. Comme un cri dans la nuit. Ses plaintes me viennent aux oreilles, comme ça, et pénètrent mon âme pour mieux pomper mon cœur. Son ombre est là, au milieu des doutes et des douleurs.

    Je me lève pour aller chercher mes cigarettes à la cuisine quand on sonne à la porte. Ca doit être Adam, l’espace d’une seconde j’ai l’espoir qu’il m’apporte une preuve de son existence, qu’il vienne me libérer de tout ça…

    « Bonjour, Frank. » C’est Perry. Qu’est-ce qu’elle fout là. Je tente de refermer la porte mais elle force le passage.

    « Barrez-vous.

    - S’il vous plaît, je veux vous aider. J’ai pensé que nous pourrions parler un peu, si…

    - J’ai pas besoin de parler. J’ai pas envie non plus.

    - Vous ne pouvez pas continuer à vous détruire comme ça, Frank. Il faut vous ressaisir. Aller de l’avant, passer à autre chose… » Elle s’approche de moi et commence à m’embrasser. Ses lèvres sont si douces, je ne pensais pas… Merde, elle défait son chemisier, elle est si différente… Anormalement différente. Elle tente un truc, là. Je l’arrête dans son élan.

    « Ne jouez pas à ça avec moi.

    - Jouer à quoi, Frank…

    - Qu’est-ce que vous croyez ? Un petit coup de bite et hop, tout est oublié ? Vous êtes vraiment trop conne… » Je l’ai vexée. Elle chiale, ses reniflements m’exaspèrent.

    « Vous êtes décidément irrécupérable, Jeunet. Restez avec votre paranoïa et vos états d’âme à la con, c’en est fini pour moi. Adam avait raison, c’était une très mauvaise idée. Je n’aurais jamais dû venir. »

    Je la regarde s’en aller et ne peux m’empêcher de penser qu’elle a raison. Irrécupérable, oui. C’est à ce moment là que je l’ai compris.

     

     

     

    ***

      

     

     

     

      

                Je n’ai pas vu Frank depuis plusieurs jours. Bien trop occupé à faire ce qu’il refuse de faire : chercher des preuves de l’existence de cette fille. Je ne sais pas où tout cela va le mener. Il a complètement perdu les pédales. Il ne sort plus, ne se lave plus, je ne sais même pas s’il mange. En tout cas il boit. Il ne m’appelle que pour le réapprovisionner. J’espère seulement une chose, c’est qu’il s’en remettra. Cette histoire lui a fait beaucoup trop de mal pour qu’il accepte de tourner la page facilement. Mais avant ça il faut que j’arrive à le convaincre qu’elle existe vraiment, et pour ça j’ai besoin d’aide.

    « Encore vous ? Ecoutez, je vous ai déjà dit que…

    - Arrêtez votre baratin. Je sais que Victoire est votre sœur. Ce que je ne sais pas c’est pourquoi vous avez fait subir tout ça à Frank.

    - On lui a rien fait subir. Enfin… C’était pas volontaire, quoi… Ma sœur est malade. Elle était internée dans un hôpital psychiatrique depuis deux ans. Son état s’était amélioré, alors je l’ai prise un peu chez moi. Pour essayer, vous voyez ? Qu’elle ait une vie normale… Et puis il y a eu votre ami…

    - Et ?

    - J’ai bien compris qu’il ne voulait pas se lier à elle au début, alors je ne me suis pas trop inquiété. Et puis elle a recommencé à déconner, et lui il ne la lâchait plus… Je ne savais plus quoi faire. Un jour j’ai décidé de tout arrêter, je voyais bien qu’il fallait qu’elle retourne à l’hôpital.

    - Mais pourquoi n’avez-vous rien dit à Frank ?

    - Je ne voulais surtout pas qu’ils se revoient. Elle a pas besoin de tout ça, vous comprenez ? Je sais qu’il l’aime, mais il fallait qu’il sorte de sa vie. Je pense pas qu’il en aurait été capable s’il avait su. Alors j’ai pris toutes ses affaires.

    - Vous savez qu’il croit avoir eu des hallucinations ?

    - Je… Non, je pensais qu’il croirait qu’elle l’avait quitté, enfin. Je… J’ai même nettoyé les traces de sang dans la salle de bain, pour lui éviter les mauvais souvenirs…

    - C’est justement ça qui l’a fait plongé. Ca fait trois semaines qu’il n’est pas sorti de chez lui, il croit qu’il a une tumeur au cerveau.

    - Je suis désolé, je ne pensais pas que ça prendrait de telles proportions, je…

    - Il faut que vous veniez avec moi. Il faut lui expliquer, lui montrer des photos, des preuves, il faut qu’… »

    Je ne termine pas ma phrase. On se regarde, pétrifiés. Je n’ose pas croire que je viens d’entendre une détonation dans l’appartement d’à côté.

     

     

     

     

    FIN

    Gay tapant »

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